Sophia Antipolis : ne pas se reposer sur ses lauriers
A l'occasion du trentième anniversaire de Sophia Antipolis, le sénateur Laffitte, père de la technopole, a établi un diagnostic sur la situation actuelle de Sophia et plaide pour un nouvel élan, à travers la création d'un Institut du Futur. Il a exposé son diagnostic et ses propositions dans le texte suivant, publié en mars 1999 et intitulé 'Sophia Antipolis, pôle européen pour une innovation maîtrisée. Un Institut du Futur'.Le succès d'une utopie'Il y a trente ans, certains éléments intégrés dans le projet Sophia Antipolis, existaient en Californie ou près de Boston. En Europe, l'idée de construire un développement local à partir de concentration de matière grise et d'utiliser l'effet 'Quartier Latin' de fertilisation croisée était une idée utopique et neuve.Aujourd'hui, ce que nous avons affiché et publié dans Nice-Matin d'avril 1969 sous la plume de J.C. Verots, est désormais repris et copié : plus de cent sites en Europe et près de cinq cents dans le monde nous suivent. Il n'est pas faux de dire que nous étions en avance.Les succès de ces deux dernières années sont exceptionnels : beaucoup de grands Américains, des Allemands prestigieux (SAP et Siemens), le design de Toyota Motors, etc. Par ailleurs, le développement endogène de sociétés innovantes s'amorce avec intensité. Les choses vont bien. L'accompagnement par les gestionnaires de Sophia Antipolis est bon. La prospection internationale se professionnalise. Mais, si le succès de Sophia Antipolis continue à s'affirmer, il ne doit pas nous griser. Le contexte international est fragile et tous les jours surgissent des éléments imprévus.Construction de la technopole : un travail de longue haleineUne grande part du succès actuel repose sur une action continue menée depuis trente ans pour développer un environnement attractif pour les hommes et les femmes, pour les créateurs et les personnalités innovantes : c'est sur eux que repose l'avenir, c'est eux que les entreprises recherchent.La Florence du XXIème siècle, cela se construit, se réalise dans les faits par des contacts répétés. Dès les années 70, M. Dubrule, au nom du groupe ACCOR, avait mis à disposition de SAVALOR, ses hôtels pour de multiples colloques thématiques internationaux, organisés par des groupes de scientifiques, aidés par l'Association Sophia Antipolis et la Fondation Sophia Antipolis. Les Sophipolitains se sentaient proches de leurs partenaires naturels et les scientifiques venus à Sophia Antipolis nous connaissaient et en parlaient.Ce type d'effort met longtemps à se concrétiser. Ainsi, les premiers contacts avec le groupe Toyota ont commencé il y a quinze ans avec Minoru Toyota à Paris ; deux ans après, l'IMRA, filiale indirecte du groupe, s'installait à Sophia Antipolis. De nombreux contacts japonais ont suivi, NHK a réalisé des films sur la technopole, des visites sans nombre et des conférences (à Tokyo, Oita, Nagoya, Kansaï, Takayama, Kanagawa) ont eu lieu. La finalisation d'une deuxième implantation du groupe vient de se produire : la prospection de CAD et la promotion du SYMISA agissent sur un terrain longuement préparé.On peut, de même, évoquer pour Siemens, une très longue histoire : l'imprégnation de liens franco-allemands touchant Sophia Antipolis, diverses visites de responsables du groupe, multiples conférences à Munich, Berlin, Bonn, des colloques organisés par l'Association Franco-Allemande pour la Science et la Technologie.La publicité qui passe par les agences ou les publi-reportages, est efficace pour la grande distribution. Elle ne suffit pas pour bien vendre un site qui se veut supérieur aux centaines de concurrents.Les industriels et les scientifiques se renseignent sur pièce et sur place. Il convient de s'appuyer sur des réseaux de relations, notamment ceux du personnel du site. Ceux-ci doivent témoigner de l'existence d'une culture entrepreneuriale moderne, d'une animation scientifique, culturelle, sociale de qualité.Le développement local basé sur la matière grise est très particulier. Il a besoin d'un environnement intellectuel créatif, d'une recherche scientifique de haut niveau, la capacité de transformer les projets en innovations, l'art d'accompagner les compétences dans tous les domaines. Pour construire l'avenir, il faut l'imagination créatrice et tenace, du temps, de l'énergie.Compte tenu de la compétition mondiale croissante, un nouvel élan, une nouvelle utopie qui enthousiasme les esprits est indispensable. Nous reposer sur nos lauriers et notre soleil serait un grand risque.Un succès fragileLe succès actuel a généré des ressources. Elles doivent permettre d'élaborer une nouvelle stratégie pour l'entreprise Sophia Antipolis si on veut qu'elle reste innovante.Les entreprises innovantes dépensent en Recherche et Développement 10 % de leur chiffre d'affaires pour rester à la pointe.En effet, l'entreprise innovante Sophia Antipolis génère un chiffre d'affaires de 25 milliards. Plus de 40 % de ce chiffre d'affaires va vers les pouvoirs publics (impôts et charges), soit 10 milliards par an.Il serait normalque les structures publiques de Sophia Antipolis disposent d'un milliard d'argent public par an pour rester en pointe.Il serait souhaitableque cet argent soit dépensé pour préparer intelligemment l'avenir et éviter tout risque de stagnation ou de récession.Eviter une fuite des cerveaux et des capitauxCertaines grandes enseignes, à l'occasion d'une fusion, d'un changement de stratégie, d'une crise financière en Asie ou ailleurs, peuvent, du jour au lendemain, décider de rapatrier à Paris, Londres, Munich ou aux U.S.A, telle ou telle activité. Nous en avons eu l'expérience à diverses reprises. Et pourtant, la plupart des personnels, des compétences présentes à Sophia Antipolis sont restées. Pourquoi ? Parce qu'elles ont cru à notre dynamisme.Ces compétences peuvent, un jour, constater que la recherche publique ne progresse pas, que l'attractivité internationale diminue, que d'autres lieux proposent une dynamique technologique plus forte ou plus pointue. Ou encore, que la situation fiscale est ailleurs plus enviable et que les créateurs y sont plus respectés, recherchés, opulents. Les innovateurs peuvent penser qu'ailleurs, ils se sentiraient plus appréciés.La mondialisation croissante et Internet accélèrent les évolutions. La fuite des cerveaux n'est pas impossible, ni même improbable.Qu'elles en seraient les conséquences pour les Communes, le Département, la Région et l'Etat ? En cas de régression de 20 %, deux milliards de francs annuels (taxes et impôts divers ainsi que les recettes pour les organismes sociaux) disparaissent mécaniquement, sans compter les effets induits.Comment empêcher ceci ? Il faut mettre en place un programme intelligent d'investissements incorporels.Tous ensemble, bâtissons un nouvel élan, un nouveau positionnement, un nouveau rêve.Un nouvel élanEn premier lieu, il faut prévoir une action massive et coordonnée de l'ensemble des forces vives du Département pour assurer le succès des propositions concernant le plan Etat / Région et le projet Université du 3ème Millénaire (U3M) tel que présenté dans le domaine prioritaire de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ceci permettra d'assurer l'indispensable renforcement de la recherche publique sur Sophia Antipolis.Rappelons, ici, que contrairement à ce qui est souvent affirmé, l'action de l'Etat en faveur de Sophia Antipolis est inférieure à ce qui existe dans toutes les autres technopoles françaises. L'intervention de l'Etat est plus récente donc plus visible.Favoriser la recherche publiqueEn proportion, nous sommes la seule la seule technopole où il ait deux fois plus de recherche privée que de recherche publique. Partout ailleurs, en France, la recherche publique est deux fois plus importante que la recherche privée.Deuxième priorité absolue : poursuivre et intensifier la culture entrepreneuriale qui caractérise les Sophipolitains. Grâce à elle, les responsables d'entreprises californiennes estiment qu'ils ne se sentent pas dépaysés à Sophia Antipolis. Il faut renforcer les efforts.Les investissements incorporels liés à la mise en place d'une culture entrepreneuriale et conviviale (appuis aux associations, clubs, débats, petits-déjeuners, conférences, événements divers culturels ou sportifs), tout ce qui développe la fertilisation croisée, et un sentiment fort d'appartenance à la culture sophipolitaine, ont été consentis depuis plus de vingt cinq ans par le GIE SAVALOR ou il y a dix ans par les divers opérateurs publics du site. Et ce, à un niveau comparable à ce qu'ils sont aujourd'hui. En proportion du nombre d'entreprises, quelle décroissance !Aujourd'hui, des technopoles françaises dix fois plus petites que Sophia Antipolis, consacrent des investissements intellectuels et immatériels supérieurs aux nôtres. Chez nous, ce type d'investissement, ainsi que ceux qui font que l'esprit sophipolitain est proche de l'esprit californien, ne progresse pas.L'Etat, la Région, le Département, les villes concernées, la Chambre de Commerce, nous tous, nous devons nous rendre clairement compte de ce qui constitue (et constituera de plus en plus) l'essentiel de l'attractivité d'un parc comme Sophia Antipolis.La question a été évoquée au sein du SYMISA récemment et je m'en réjouis.La DATAR vient de réaliser une étude sur les structures de Sophia Antipolis et leur fonctionnement. Elle est assez critique.Consacrons-nous les moyens pour poursuivre notre succès dans dix ans, dans vingt ans ? Oui, pour une bonne gestion quotidienne, ce qui est important. Oui, pour la promotion. Mais l'étude de la DATAR semble douter que nous voulons faire ce qu'il faut pour nous positionner comme leader pour le XXIème siècle, ce qui est crucial.Pourtant, les idées ne manquent pas.'Pierre Laffitte