Michel Ugon : le père de la carte à puce raconte?
'En 1977, j'ai pu créer avec une équipe pluridisciplinaire la première carte à microprocesseur, c'est-à-dire la première carte à puce 'intelligente'…
Parmi les scientifiques que rassemblait l'université d'été de Bull, l'un d'entre eux se distinguait tout particulièrement : Michel Ugon, le père de la carte à puce. Un homme brillant, au talent incontesté, ingénieur de formation (en informatique et électronique), également diplômé en sciences physiques. Un personnage phare de l'entreprise Bull et foncièrement sympathique.Vous êtes le père de la carte à puce : dans quel contexte avez-vous mis au point votre invention ? Michel Ugon :A l'époque je travaillais pour CII (Compagnie Internationale de l'Informatique) qui était la société issue du Plan Calcul, lancé par le Général De Gaulle, afin d'assurer l'indépendance de la France en matière de fabrication d'ordinateurs. Plus tard, sous le mandat présidentiel de Valéry Giscard d'Estaing, cette société a fusionné avec une compagnie américaine, Honeywell-Bull, pour devenir ce qu'elle est encore aujourd'hui : Bull.C'est dans ce contexte que j'ai pu créer, en 1977, avec une équipe pluridisciplinaire, la première carte à microprocesseur, c'est-à-dire la première carte à puce 'intelligente'. J'insiste sur le terme 'carte à microprocesseur' car, paradoxalement, la carte à puce dite à mémoire, deuxième catégorie de carte à puce (qui inclut par exemple la télécarte, les cartes d'abonnement de tous types qui décomptent simplement des unités…) n'a été inventée…qu'en 1983 !C'est en équipe que nous avons mis au point cette invention, une équipe rassemblant des compétences très diverses. La carte en elle-même n'est que le sommet de l'iceberg puisqu'elle nécessite toute une infrastructure derrière, très complexe. L'invention a donc fait appel aux métiers de la micro-électronique, bien entendu, mais aussi de la cryptographie, de l'informatique, de la physico-chimie, aux spécialistes du logiciel, aux architectes-système. Sans oublier les métiers du packaging qui devaient résoudre un problème épineux : intégrer dans une carte plastique de la plus petite taille possible, un ordinateur miniature c'est-à-dire le microprocesseur. La robotique a été utilisée pour produire les cartes à la chaîne et donc en réduire le coût. Mais il faut bien comprendre qu'en amont de la carte, c'est tout un ensemble de réseaux, de centraux, de terminaux qui a dû être mis en place, infrastructure cent à mille fois plus chère que le développement de la carte.Comment ce réseau a-t-il été développé en France et comment la carte à puce s'est-elle imposée dans notre quotidien ? Michel Ugon :Si la carte à microprocesseur a été conçue en 1977, ce n'est qu'en 1979 qu'elle est devenue véritablement opérationnelle grâce à une coopération CII Honeywell-Bull et Motorola. Les premières applications ont été faites en France, à Vélizy, dans le domaine télévisuel. Entre 1981 et 1984, trois villes françaises Blois, Lyon et Caen ont servi de laboratoire aux premières cartes bancaires ;125.000 cartes ont été distribuées et 750 terminaux informatiques installés. Peu à peu, le champ d'expérience s'est élargi jusqu'à couvrir le territoire national. L'ensemble de l'Europe s'est converti à la carte à microprocesseur à la même période (et aux télécartes à partir de 1983), avec plus ou moins de décalage en fonction des pays.Mais tous n'ont pas suivi la même procédure. En France, on a choisi des villes-pilotes où cartes et terminaux ont été implantés simultanément. Puis, on a élargi les cercles. En Allemagne, la technique a été différente : la première étape a consisté à distribuer massivement des cartes, la seconde : à développer toute l'infrastructure nécessaire à l'utilisation de ces cartes. On peut aussi citer la Belgique, exemplaire en la matière : en huit mois toutes les banques ont été équipées, même chose pour la Hollande.Cette efficacité européenne n'est pas le fait du hasard. Elle résulte d'une politique cohérente et structurée, mise en œuvre par des institutions comme le GIE pour la France (le GIE est un organisme de spécification, de contrôle, de clearing… pour les cartes bancaires et chargé de la compensation interbancaire), Banksys pour la Belgique... Les Etats-Unis, à l'inverse, n'ont pas d'organismes similaires. Leur structure bancaire est très disparate et très éclatée : on dénombre plus de 18.000 banques américaines d'où une impossibilité de suivre le 'modèle européen' de la carte visa.On parle beaucoup aujourd'hui de porte-monnaie électronique, que pensez-vous de cette innovation et quels en sont les avantages par rapport aux cartes de crédit classiques ? Michel Ugon :Une petite correction : nos cartes bancaires ne sont pas des cartes de crédit mais des cartes de débit. Elles servent à débiter un compte. L'erreur est courante par abus de langage. La différence entre ces deux types de carte, porte-monnaie électronique et carte bancaire, est fondamentale. L'une, la carte bleue, est connectée à un compte, l'autre, remplit réellement une fonction de porte-monnaie. C'est une carte vide a-priori et que l'on recharge avec des pièces, billets ou carte bleue, au moyen d'une machine par exemple. Si on perd cette carte, on perd la somme d'argent à laquelle elle correspond. Ce porte-monnaie nouvelle génération permettra donc de régler les petits achats du quotidien et d'éviter de sortir avec des pièces sonnantes et trébuchantes dans les poches.Cette nouveauté ne va pas sans soulever quelques interrogations. Par exemple, quel sera le statut légal du porte-monnaie électronique ? Argent ou simple support informatique ? Comment éviter la création de fausse monnaie et donc des risques d'inflation ? Et enfin, le porte-monnaie électronique va se heurter à des problèmes techniques identiques à ceux qu'a connu, jadis, la carte bleue à savoir : installer chez les commerçants, les terminaux adaptés à son utilisation.Quelques-uns de nos voisins ont d'ores et déjà adopté le porte-monnaie électronique. On en compte 180 millions en Belgique, 60 millions en Allemagne et 20 millions aux Pays-Bas… pour une population de 7 à 8 millions d'habitants ! Autant dire qu'il a déjà un succès fou chez nos voisins ! La France, par contre, et plus précisément les banques françaises sont encore très réticentes. Pourtant, elles ont tout à gagner avec cette nouvelle technologie. Cela leur permettrait de contrôler enfin les 75 % des petites transactions qui sont effectuées en liquide. Car on sait que les achats inférieurs à 200 F sont, la plupart du temps, payés cash et échappent à toute emprise bancaire.Enfin, au plan technologique, il faut souligner que ce nouvel instrument de paiement correspond à ce qui se fait de mieux dans les cartes à microprocesseur. C'est un outil beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, très sophistiqué. C'est surtout un outil très sûr : en matière de sécurité, aucun autre type de carte à puce intelligente ne l'égale.